Dossier spécial

Optimisation des pratiques professionnelles: des impacts à ne pas négliger

Des pratiques professionnelles en péril?


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Au printemps 2016, la direction générale a présenté le projet d’Observatoire services sociaux, pratiques professionnelles et protection du public au groupe de travail « impact des approches d’optimisation sur les pratiques professionnelles ». Avec ce projet d’envergure, l’Ordre avait pour objectif d’être à l’affût des enjeux liés aux pratiques professionnelles et aux services sociaux ayant un impact sur la population, et rappelons-le sur les personnes en situation de grande vulnérabilité. Cet article résulte des travaux menés à l’Ordre qui ont permis de faire un bref état des connaissances concernant l’impact potentiel de ces éléments sur les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux.

Des pratiques professionnelles en péril?

Les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux sont diversifiées. Elles s’inspirent de cadres théoriques précis, elles s’actualisent dans plusieurs lieux de travail, elles sont balisées par des cadres de références, des normes spécifiques et des règlements. Ces pratiques se précisent et évoluent avec l’arrivée de nouvelles lois et elles sont marquées par l’histoire de la profession. Compte tenu du contexte décrit précédemment, nous ne pouvons passer sous silence les forces en présence auxquelles elles sont soumises, notamment les pratiques de gestion comme l’optimisation, les changements majeurs en ce qui concerne l’organisation du réseau de la santé et des services sociaux ainsi que les compressions budgétaires imposées.

Les travaux du groupe de travail, les demandes de consultation ainsi que les témoignages de membres nous incitent à circonscrire à l’intérieur de deux difficultés majeures l’impact des éléments contextuels sur la pratique professionnelle :

  • La difficulté d’exercer les activités professionnelles en regard des compétences requises, dans le respect des normes professionnelles et des règles déontologiques applicables;
  • La difficulté de rendre compte des pratiques professionnelles à l’aide des indicateurs.

La difficulté d’exercer les activités professionnelles

La difficulté d’exercer les activités professionnelles en regard des compétences requises, dans le respect des normes professionnelles et des règles déontologiques applicables est décriée massivement par les membres de l’Ordre. La pratique du travail social s’inscrit souvent en faux contre les tendances en présence, ce qui engendre parfois des conflits de loyauté.

Cette situation difficile s’explique en partie par une coexistence de logiques difficilement conciliables entre le clinique, l’administratif et le médical, comme l’expliquent Chénard et Grenier (2012). Tandis que la logique clinique en travail social « insiste sur l’unicité et la singularité des personnes et des situations » et implique des interventions auprès des individus, des groupes et des collectivités, les deux autres logiques en présence tendent à uniformiser les pratiques, à développer des protocoles et des outils standardisés qui encadrent et technicisent l’intervention auprès des individus, et menacent à différents égards le recours au jugement professionnel.

Plusieurs chercheurs ont documenté l’impact de la nouvelle gestion publique sur le travail social et sur les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux, notamment avec les études portant sur la restructuration de 2003 (Bellot, Bresson et Jetté, 2013, Parazelli, 2010; Larivière, 2010; Chénard et Grenier, 2012). Leurs constats sont les mêmes : technicisation des pratiques, diminution de l’autonomie professionnelle et bureaucratisation de l’intervention. Par exemple, certaines pratiques d’optimisation ont pour conséquence de réduire les interventions des travailleurs sociaux à des tâches techniques, plus facilement mesurables et quantifiables. De plus, comme le fait remarquer Parazelli (2010), dans le contexte de restrictions budgétaires des dernières années, les intervenants se retrouvent souvent dans l’impossibilité d’être attentifs aux réalités sociales émergentes non prévues par les programmes, faute d’accès à des services en réponse à des besoins spécifiques.  Les interventions qui se situent en accord avec les valeurs d’équité et de justice sociale du travail social sont peu considérées ou valorisées.

Avec la dernière restructuration, on vise de plus en plus l’harmonisation des pratiques, parfois au détriment des besoins et caractéristiques populationnelles différentes d’un réseau local de services à l’autre. La pertinence de l’évaluation du fonctionnement social, qui alimente les interventions subséquentes des travailleurs sociaux, est parfois questionnée. Le contexte actuel ne semble pas non plus soutenir le développement et l’utilisation du jugement professionnel par l’exercice d’une pratique réflexive, au cœur de l’action, comme cela est décrit dans le référentiel de compétences des travailleurs sociaux (2012).

Les travailleurs sociaux doivent donc quotidiennement faire des choix entre les directives de l’employeur ou le respect de leur code de déontologie et le suivi des normes de leur ordre, se retrouvant en conflit de loyauté. Bégin (2015) s’intéresse aux conflits engendrés par des loyautés multiples puisque ces conflits ont une influence sur les professionnels et sur leurs pratiques. Pour l’auteur, lorsque les professionnels vivent des conflits de loyauté, c’est souvent parce qu’ils défendent des valeurs sociales fondamentales étroitement liées à leur pratique et à leur éthique professionnelle, à l’encontre de ce qui est exigé de l’employeur. Il stipule aussi qu’une profession est considérée comme telle que si elle « met ses savoirs et techniques au service des autres dans un souci de promotion et de protection des valeurs sociales » (p.246). Cette explication du concept de profession vient rappeler qu’un professionnel ne peut être considéré comme un simple exécutant, c’est-à-dire comme quelqu’un qui met sa compétence et sa force de travail au service d’un employeur, sans autre forme d’autonomie professionnelle. Selon l’auteur, la transformation actuelle de l’organisation du travail concourt en partie « à une fragilisation de l’autonomie et à une soumission de l’expertise aux seules fins de l’efficacité et de la rentabilité » (p.248). Il peut y avoir perte de sens par les professionnels de leur activité professionnelle et régression de leur mission de service public.

La difficulté de rendre compte des pratiques professionnelles

Les indicateurs dans le domaine de la santé et des services sociaux sont essentiels. Ils servent à obtenir de l’information sur l’état de santé d’une population, sur les ressources déployées ou encore sur les services rendus. Toutefois, comme l’exposent Hébert et Hurteau (2016) dans un document portant spécifiquement sur les indicateurs en santé, il y a des pièges à éviter lorsque vient le temps de choisir, d’utiliser ou de cerner la signification de ceux-ci. Les présents travaux mettent en lumière les enjeux liés à l’utilisation des indicateurs dans le domaine social : la difficulté de capter les pratiques complexes et celles promues et les informations manquantes ou exclues.

La captation des pratiques complexes et de celles promues

D’entrée de jeu, la difficulté à évaluer la performance dans l’ensemble du réseau de la santé et des services  sociaux est connue, notamment à cause de la difficulté à établir des liens entre les services donnés et les effets sur la santé (Toutai et Brabant, 2015). Par ailleurs, le choix d’un indicateur et de son objectif est révélateur des logiques en présence et des approches  privilégiées. Les logiques médicale et administrative de la NGP dans le réseau expliquent l’utilisation d’indicateurs liés aux services rendus, servant souvent à mesurer la performance des professionnels, des programmes ou des établissements.

Lorsqu’ils interviennent, les travailleurs sociaux doivent tenir compte de la complexité et de la globalité des situations rencontrées par les personnes qui sont souvent en situation de grande vulnérabilité. En corollaire, les statistiques générées par les indicateurs doivent être le reflet de la pratique. Or, la logique clinique du travail social, sa spécificité se traduit difficilement en terme statistique, ce qui génère divers défis lorsqu’il est question de quantifier les interventions, de les décortiquer pour arriver à développer des indicateurs significatifs, qui reflètent le mieux possible la réalité. Inspiré par une approche médicale, ce sont surtout les rencontres individuelles qui sont comptabilisées dans les bases de données comme le I-CLSC. Les interventions de groupe et les nombreuses interventions indirectes (ex. : interventions auprès des proches, visites à l’école, démarches téléphoniques, gestion de formulaires, interventions de développement communautaire) ne le seraient pas la plupart du temps.

Autre constat, il est rare que les personnes en soutien à l’entrée des données connaissent la spécificité de chacune des professions, ce qui rend difficile la traduction de l’intervention en indicateurs. L’AQESSS (2012), dans un document portant sur la performance des services aux jeunes en difficulté et à leurs familles, souligne deux autres défis : la compréhension du cadre normatif diffère d’une personne à l’autre, ce qui influence la collecte de données et il y a une variation en ce qui concerne l’interprétation de la définition des interventions et des règles de comptabilisation. Finalement, il y aurait une difficulté de catégoriser des pratiques, mais aussi d’uniformiser des statistiques d’une équipe à l’autre, et ce, dans un même établissement (CLSC, hôpital ou autres). Cette difficulté d’harmonisation a des répercussions sur la fiabilité des exercices de comparaison de la productivité inter-établissements ou interrégionale, donc sur la qualité de la reddition de compte (AQESSS, 2012, Toutai et Brabant, 2015).

Notons aussi que certains indicateurs utilisés pour la reddition de compte avaient, au départ, une toute autre vocation. Par exemple, la base de données du I-CLSC a été conçu en 1998 pour connaitre les caractéristiques des usagers et les services qui leurs étaient offerts (AQESSS, 2012).

Finalement, les indicateurs utilisés pour la reddition de compte ne sont pas reliés aux approches promues, appuyées par les données probantes. Parfois même, les indicateurs poussent vers les moins bonnes pratiques puisque la performance incite à voir toujours plus de nouveaux usagers,  mais pas à les suivre. Par exemple, en centre hospitalier, la performance s’inscrit dans le nombre de nouveaux usagers, et non par le nombre d’usagers qui ont été vus. Autres exemples, il semble ardu, voire impossible d’intégrer dans les statistiques de plusieurs établissements le travail en interdisciplinarité (ex.: réunions des équipes multidisciplinaires), le temps consacré à l’utilisation de données probantes pour appuyer les pratiques ou encore la participation à des projets de recherche.

Résultat, les statistiques servant à alimenter les indicateurs pour la reddition de compte ne correspondent pas fidèlement aux interventions et actions entreprises. Cette déformation du portrait réel des pratiques peut résulter en une uniformisation des services au détriment d’une réponse aux réalités sociales diverses et aux besoins des personnes (Parazelli, 2010). Et font paraitre sous-performant tout ce qui est fait en ce qui concerne les services sociaux. Comme le soulèvent Hébert et Hurteau (2016), en cherchant à quantifier le travail des professionnels de la santé et des services sociaux (pensons ici aux travailleurs sociaux), ne perdons-nous pas de vue l’amélioration de la santé de la population?

Les informations manquantes ou exclues

Nous savons, grâce à la littérature scientifique et à l’instar des autorités de santé internationales, telles l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qu’agir sur les déterminants sociaux de la santé et considérer les inégalités permet d’améliorer la situation de tous, ce qui a un impact sur l’utilisation des services.

Toutefois, comme le démontre Hébert et Hurteau (2016), les indicateurs utilisés évincent la prise en considération des inégalités de santé. Les auteurs donnent en exemple les dépenses en prévention, mais qui participent à l’amélioration du système de santé par la réduction des inégalités ainsi que les actions sur les déterminants sociaux de la santé (conditions de travail et de logement, environnements, soutien social, etc.). Les actions de développement communautaire en CLSC ne seraient pas quantifiées à l’aide du cadre normatif, elles non plus, la plupart du temps. Les travaux du Groupe d’experts pour un financement axé sur le patient (2014) démontrent qu’en ce qui concerne les données cliniques colligées, plusieurs secteurs sont peu couverts ou ne le sont pas, comme les interventions de nature sociale.

Comme l’indiquent Hébert et Hurteau (2016), on accorde souvent peu d’importance à ce qui ne peut  pas être mesuré facilement. De plus, l’intensité d’une intervention n’est pas prise en considération. Force est de constater qu’aucun indicateur ne semble mesurer l’impact des interventions sur le bien-être des personnes. Les travaux de chercheurs au Québec et à l’étranger sur la personnalisation des soins pourraient être inspirants, car une série d’indicateurs est proposée (Carrier, Morin et Garon, 2012).

Enfin, le résultat d’un ou de plusieurs indicateurs ne dit pas grand-chose s’il n’est pas mis en contexte. Il faut au départ documenter et comprendre les processus qui génèrent les données servant à produire les indicateurs et dans un deuxième temps, faire une analyse des liens possibles pour mieux saisir, expliquer ou orienter les travaux. En terminant, rappelons qu’il faut tenir compte des limites des indicateurs utilisés actuellement, plus précisément lorsqu’il est question des travaux gouvernementaux liés au financement à l’activité.