De l’homogénéité au pluralisme

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Rencontre entre deux travailleurs sociaux, l’un qui pratique dans le réseau de la santé dans l’est de Montréal (Pointe-aux-Trembles, Rivière-des-Prairies et Mercier-Est Anjou) et le second, dans le secteur ouest (Côte-Des-Neiges et Outremont).


Merci, Sylvestre Roy-Chénier pour avoir accepté cet entretien sur cette problématique de la différence qui suscite de nombreuses polémiques et où nous trouvons peu de consensus. Les travailleurs sociaux que nous sommes sont de plus en plus interpellés par ces questions identitaires. Lorsque je vous ai contacté pour cette entrevue, vous étiez travailleur social au sein d’un programme jeunesse scolaire dans l’arrondissement de Côte-des-Neiges, l’un des quartiers les plus planétaires de la métropole. Maintenant, vous œuvrez aussi le secteur Outremont. Comment vivez-vous cette réalité?

« Je la vis sereinement tout en étant conscient des défis auxquels je suis confronté. Je peux intervenir auprès de familles plus fortunées, québécoises de souche puis par la suite, découvrir des parents migrants qui ne parlent ni le français ni l’anglais et qui arrivent souvent avec peu de ressources. »

 

À quoi ressemblent les interventions familiales que vous réalisez? En l’espace d’une seule journée, avez-vous la perception de réaliser le tour du monde?

« Oui, car je peux rencontrer successivement des familles italiennes, mexicaines, magrébines ou encore venant de la Chine, du Viêt Nam, du Bangladesh et plus récemment, des États-Unis avec l’effet des politiques américaines. J’ai fait partie d’ailleurs des équipes d’accueil à l’ancienne Agence de santé et de services sociaux, rue Saint-Denis à Montréal pour les familles migrantes des États-Unis où on a vu l’ampleur de ce qui venait d’arriver. Je suis assigné plus spécifiquement à des jeunes dans deux écoles secondaires. J’interviens sur les problématiques familiales, mais dans un contexte où les référents culturels deviennent prédominants. Prenez exemple d’un parent de première génération du Bangladesh qui arrive au Québec, il devra apprendre que son autorité parentale (ex. : au niveau de l’exercice d’une règle et d’une conséquence) devra être exercée ici en accord avec les valeurs dominantes de notre société. Je travaille à aider ces parents à connaître nos codes culturels tout en respectant leur vécu. Comprenez les défis intergénérationnels auxquels ils sont confrontés quand les enfants, soit la deuxième génération, s’acculturent à nos valeurs et tendent à s’éloigner de celles de ses parents. Ici, le travailleur social devient un médiateur entre les cultures et les générations. »

 

Vous venez de dire que le travailleur social est à la fois un médiateur culturel et intergénérationnel. Il me semble que la tâche est ardue et complexe. Vous devez nommer à des parents, qui parfois ont une compréhension limitée de la langue, qu’ici dans la société québécoise et canadienne, ce qui était permis et même valorisée comme pratiques parentales dans leur communauté d’origine, ne l’est plus leur nouvelle terre d’accueil. Comment parvenez-vous à surmonter cette double contrainte, celle de maintenir une alliance avec le milieu tout étant un agent de normalisation, de régulation?

« Cette réalité avec laquelle un intervenant doit composer est délicate. Prenez l’exemple de plusieurs cultures où les réprimandes corporelles données par un parent à son enfant sont acceptées dans leur pays d’origine ou encore en Russie où le gouvernement tolère la violence conjugale. Un immigrant arrive avec son histoire, tout son bagage culturel derrière lui et doit s’acclimater avec les lois et mœurs de sa nouvelle terre d’accueil. Plusieurs ne savent même pas que la violence physique faite aux enfants n’est pas tolérée par la loi. L’intervenant qui a un mandat avec une famille qui a des mœurs et valeurs différentes des siennes et/ou des lois régissant le Canada et le Québec part de loin. Il doit prendre ces familles-là où elles sont et les amener à des changements qui ne sont pas faciles à effectuer. C’est un défi au quotidien. Je tiens quand même à spécifier que c’est loin d’être toutes les nouvelles familles immigrantes qui présentent des complexités et qui devront avoir recours aux services sociaux. Certaines familles s’adaptent très bien. Certes, l’adaptation à leur nouveau pays prend du temps, mais elle peut bien se dérouler. »

 

Quelle dimension apparaît plus marquante dans vos interventions en multiculturalisme?

« Contrairement à ce que l’on pourrait croire, en tout cas en ce qui me concerne, la religion n’est pas une « majeure », ni la couleur de peau. Définitivement pour moi, c’est la langue. Je dois intervenir auprès d’enfants qui ont appris le français et l’anglais et solliciter leur aide pour parvenir à communiquer avec leurs parents qui sont eux, allophones. On ne peut pas toujours faire appel aux interprètes. Je suis conscient que cela impose aux enfants un rôle qu’ils ne devraient pas avoir à jouer dans le meilleur des mondes, mais c’est cela aussi l’intervention multiculturelle. Vous savez, je parle le français, l’anglais et l’espagnol. Mais même là, je ne peux pas tout capter en anglais ou en espagnol. Comme me l’a déjà dit une de mes collègues, la langue du cœur est celle que nous avons apprise dans notre enfance alors il est plus facile d’exprimer ce que nous pensons, ressentons dans notre langue maternelle que dans une langue secondaire. De plus, beaucoup d’expressions dans le non verbal de nos clients se perdent lorsqu’une langue tierce est utilisée dans l’intervention. »

 

Vous dites que dans votre pratique l’élément de la langue apparaît déterminant, encore plus que la religion. Pourtant, il semble que la question de la religion, notamment musulmane, revient souvent dans l’actualité. Au niveau de l’intervention, cette question existe-t-elle réellement, est-elle une chimère, car chacun n’a-t-il pas ses propres réalités dont on ne parle pas assez ou trop? Il me semble que nous sommes entourés d’une multitude de communautés et que nous les connaissons à peine.

« La religion reste un facteur important à considérer. La langue est le facteur le plus visible, car s’il n’y a pas de langue commune dans l’intervention, la communication en souffre. Une fois que ce premier obstacle est surmonté, la religion peut s’interposer dans l’intervention. Personnellement, je ne penche pas pour soit aborder ou soit éviter à tout prix la question de la religion en intervention pourvu que cela soit fait avec tact et avec respect des croyances de l’autre. Si un parent veut me parler de sa religion en lien avec une réalité que je lui soumets en intervention, pourquoi ne pas l’aborder si cela peut avoir un effet bénéfique dans l’intervention et contribuer à l’évolution de mon client? Mais je conviens que cela reste une question délicate et requiert un bon doigté et une bonne gymnastique intellectuelle et relationnelle chez l’intervenant. »

 

Est-ce que les travailleurs sociaux sont suffisamment formés face à la différence ou encore, l’expression « choc culturel » est-elle dépassée?

« Je sais que vous croyez que l’expression « choc culturel » est trop forte puisque vous aussi dans la Pointe-de-l’Île vous vivez de plus en plus cette réalité de la pluralité tous les jours. Je crois pourtant qu’elle reste encore valide et que celui qui ne possède pas une certaine expérience en ce domaine risque d’en subir les impacts. La formation est nécessaire, car en interculturalisme, on parle d’intervention en continuum et les spécificités culturelles apparaissent sans limites. »

 

À ce titre, soulignons la pertinence des services comme ceux offerts par la clinique pédiatrique transculturelle de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. Un des grands thèmes sur lequel nous intervenons comme travailleurs sociaux est l’insertion. Pour vous, quel est le plus grand obstacle à l’inclusion sociale, au-delà de la langue et des référents culturels que vous avez identifiés?

« Le temps. On doit accepter que tout processus d’inclusion sociale exige du temps. D’autre part, si on instaure davantage de programmes sociaux (ex. : le logement), si on favorise la reconnaissance des acquis au niveau de l’emploi, celui qui vient d’ailleurs disposera de plus en plus de temps précisément et d’opportunités pour s’intégrer. Vous savez, j’ai la perception que le médecin ou l’ingénieur qui devient conducteur de taxi lorsqu’il arrive au pays n’est pas seulement un cliché, mais encore une réalité qui existe, pour en avoir rencontré quelques-uns lors de trajets en taxi. »

 

L’orientation que vous privilégiez au niveau des programmes sociaux ne va pas sans heurter certaines sensibilités. J’observe régulièrement chez les Québécois de souche, chez les plus vulnérables au niveau économique, l’expression d’une colère chaque fois qu’ils ont la perception que l’autre a bénéficié d’un privilège par sa différence. Gérard Bouchard nomme cette réaction dans son livre « La nation québécoise au futur et passé », le « repli, la résurgence des réflexes défensifs d’une culture de survivance ». J’ai parfois l’impression que nous sommes prisonniers d’un labyrinthe, déambulant dans l’escalier sans fin de Penrose. Entre les paradigmes d’homogénéité et de différence, entre le singulier et l’universel, comment parvenir à se sortir de cette impasse?

« J’ai nommé précédemment que tout processus d’intégration prend du temps. On doit repenser les accélérateurs d’inclusion pour tous et le travail social devra jouer un rôle important dans les processus d’acculturation et d’inclusion.»

 

Ne manque-t-il cruellement pas de lieux d’échanges qui pourraient favoriser la convergence, une plus grande ouverture à la pluralité culturelle et la naissance d’idéaux partagés?

« Tout à fait, nous vivons trop en vase clos et le développement de lieux d’échanges doit s’intensifier. Dans notre arrondissement, nous retrouvons l’organisme « Promis » situé sur Côte-Sainte-Catherine qui vient en aide aux immigrants et aux réfugiés et qui organise, entre autres, des cafés-rencontres avec des invités. Je pense aussi au SIARI (Service d’interprète d’aide et de référence aux immigrants) sur Chemin de la Côte-des-Neiges, au PRAIDA (Programme Régional d’Accueil et d’Intégration des Demandeurs d’Asile) sur la Rue Saint-Denis ou encore au CSAI (Centre Social d’Aide aux Immigrants) sur la Rue Laurendeau à Montréal. Supportons davantage la création et la viabilité de tels organismes qui ont pour projet de réduire la distance entre nous. »

 

Dans le rapport abrégé Bouchard-Taylor « Fonder l’avenir, le temps de la conciliation (2008) », une des conclusions des auteurs indique que la voie la plus raisonnable et louable pour améliorer le savoir-vivre ensemble consiste à « l’intégration dans le pluralisme et à l’égalité dans la réciprocité ». Où s’en va le travail social dans un contexte où les questions identitaires et de la différence demeureront puisque nous serons toujours l’étranger de quelqu’un?

« J’ai la conviction que la profession de travailleur social prend encore plus d’importance quand je vois ces différences culturelles s’accentuer dans notre pays. J’ai l’opportunité ainsi que mes collègues, en seulement quelques rencontres, d’effectuer comme vous le nommiez au début de l’entrevue, un tour du monde. Tentons de le rendre plus harmonieux. Je crois que nous avons un message à communiquer sur les réalités du multiculturalisme que nous vivons sur le terrain, celui de maintenir le dialogue avec l’autre dans des relations plus égalitaires. »

 

Merci, Sylvestre Roy-Chénier, pour vos observations sur cette problématique complexe de la différence en intervention psychosociale. Les enjeux identitaires se situent au cœur de notre profession. Au niveau sociétal, constatons que l’on a donné davantage le mandat jusqu’ici aux politiciens, sociologues, philosophes, historiens et juristes de réfléchir au savoir-vivre ensemble, et on a l’impression maintenant de stagner. Il est à espérer que travailleurs sociaux les rejoignent dans ce processus de réflexion et prennent une place plus importante dans les débats qui vont suivre. Ceci afin d’énoncer de nouvelles propositions qui vont se consacrer davantage à ce qui nous unit plutôt qu’à ce qui nous divise.