À la recherche des mots sérieux en travail social

Les 83 mots pour penser l’intervention de Claude Jonckheere

Par | Publié le | dans la catégorie Paroles de membres

À la question concernant ses mots préférés, l’écrivain Albert Camus répondit le monde, la douleur, la mère, la terre, les hommes le désert, l’honneur, la misère, l’été et la mer. Quels sont les vôtres et ceux que vous utilisez davantage dans votre pratique et qui vous distinguent des intervenants des autres disciplines?

Les mots «sérieux et moins sérieux», en travail social, qui précisent sa spécificité, son unicité quels sont-ils? Partons à leur recherche et qui sait ni nous n’allons pas y découvrir des perles précieuses, des mots nouveaux qui nous aideront à mieux le dire, à mieux l’écrire.

Pour cette «quête des mots », quittons nos écrans et dirigeons-nous à la Bibliothèque Nationale du Québec, afin de vagabonder et parcourir les rangées de livres de l’enceinte, presque au hasard hormis la recherche d’une cote initiale, 361.94403.D5549 2010.

Voici le livre recherché, dans l’espace consacré au travail social, une œuvre collective sous la direction de Stéphane Rullac et de Laurent Ott «Le Dictionnaire pratique du travail social (Dunod, 2015)» qui semble être le seul spécimen de son espèce. Incidemment, les deux auteurs sont à la base des éducateurs spécialisés. Cependant, Stéphane Rullac est aussi docteur en anthropologie, HDR en sociologie, directeur de recherche et directeur scientifique. On lui doit d’autres ouvrages tels que la «Fabrique du doctorat en travail social et La scientifisation du travail social». Les auteurs ont sélectionné plus de 115 définitions avec mots-clés et références bibliographiques à l’appui. Si certains choix paraissent inusités (animaux, incassables, véhicules de services), accordons-leur le mérite d’avoir retenu le «mot pauvre, mot presque censuré», pour nous rappeler que la précarité économique se situe au cœur de nos actions.

Nous nous attardons sur un «Que Sais-je, collection mythique», « Les travailleurs sociaux» rédigés par Amédée Thévenet et Jacques Désigaux. Pour l’édition de 2006, on note qu’il en est rendu à sa 7e édition. Ici, le parcours de l’auteur Thévenet risque d’être perçu plus intéressant que le livre en lui-même. Décédé en 2016, il fut militaire en Indochine, prisonnier du Viet-Minh et rédigea de nombreux textes sur son expérience de vie dont «Mourir pour l’Indochine, Goulags Indochinois». Ajoutons qu’il a été fonctionnaire au ministère de la santé, à l’inspection générale des Affaires sociales et il semble qu’il participa même à la création de Sida Info Service en France. Décidément, un homme singulier. Un autre livre porte le même titre, réalisé par Jacques Ion et Bertrand Ravon (La découverte, 1985, 7e édition) et reprend sensiblement la même démarche, soit d’expliquer le travail social dans le contexte français. La poursuite de notre errance dans les rayons nous amène à un autre classique, «Introduction au travail social» sous la direction de Jean-Pierre Deslauriers et de Daniel Turcotte (Presses de l’Université Laval, 3e édition, 2015). Absence du «Travail social pour les nuls» et d’un traité du travail social en bande dessinée dont les parutions demeurent toujours à venir.

Puis, arrive la découverte qui a suscité la rédaction de cet article, «83 mots pour penser l’intervention en travail social» de Claude de Jonckheere (2017, Les Éditions IES). Un livre de 503 pages, incontournable, de référence qui apporte une force aux mots qui définissent nos actes cliniques, qui pourra étoffer le poids de nos arguments. Nous en connaissons plusieurs de ces mots familiers (action, croyance, institution) et d’autres, étonnent (bégaiement, fétiche, niche, ruse, rhizome). Nous n’en dirons pas plus sur ces «mots sérieux», juste assez pour mettre «l’eau à la bouche» ajouterait Serge Gainsbourg.

83 mots pour mieux comprendre les problèmes sociaux, les complexités de la relation avec l’autre, mots-concepts pour mieux penser l’intervention. L’auteur, docteur en science de l’éducation, professeur à la Haute école de travail social de Genève, s’inspire plus particulièrement des travaux des philosophes tels que Deleuze et Foucault pour développer son approche.

Si le livre apporte à la fois de l’altitude et de la profondeur aux mots, il ne répond pas à l’ensemble des attentes. Plusieurs mots de notre pratique n’y apparaissent pas. On y découvre que certains d’entre eux, susceptibles d’être moins soutenus conceptuellement, ont été écartés. Sa lecture exige, vu sa complexité et son écriture, un niveau de concentration et d’attention soutenu, mais il inspirera tous ceux et celles qui, comme l’écrit dans la préface du livre Isabelle Strengers de l’Université libre de Bruxelles, exercent «un métier impossible», celui de l’agir envers autrui.

Claude de Jonckheere, à son insu, nous invite à réaliser notre propre liste. Nous nous sommes donné le défi de trouver le maximum de mots et d’expressions issus de la pratique, tout au moins de la nôtre, en 10 minutes. En voici quelques exemples et le résultat exhaustif de notre «tempête d’idées», ainsi que les 83 mots de Jonckheere, seront accessibles au bas de l’article.

Amor fati paradigme chaos bureaucratie régulation culpabilité diable dieu magie histoire diversion toute puissance déviance anomie suicide spectre reformulation conflit écoute satellite singularité ignition méthode complexité arrimage joie fête tristesse ironie empathie…

Les mots liés à la haine, aux cris, à la colère, au rejet, au désespoir percutent davantage. Certains mots nous hantent, d’autres épuisent puisqu’on ne peut pas les rendre muets. Les proverbes, les citations et les expressions ajoutent à ce concert désordonné et ininterrompu.

Celle de «l’avocat du diable» nous apparaît toujours intéressante, et ce, dans plusieurs circonstances. Un peu comme le juré, numéro 8, l’architecte, personnifié par l’acteur Henry Fonda dans un classique du cinéma américain «12 hommes en colère». Il sera le seul, au cours du procès, à poser les questions que personne ne veut entendre et par conséquent, à sauver un innocent de la peine capitale. D’autres mots manifestement s’imposent : insertion sociale, autonomie, autodétermination.

Nous aimons le mot routine, puisque dans la définition de notre titre professionnel, il y a travailleur et il permet d’instituer un ordre dans le chaos. Nous apprécions plan de match et chemin quand ils se conjuguent au pluriel. Quand désengagement est associé à inaction, il génère un troisième mot, négligence. Les mots joie, fête et victoires méritent une place, car tout n’est pas que souffrance en travail social.

Si les mots servent à réfléchir, ils affirment aussi notre identité comme le sociologue Pierre Bourdieu le démontre dans «Ce que parler veut dire» (Éditions Fayard, 1982). Dans une profession où la communication prend une place dominante, les mots dits et écrits deviennent les instruments phares de l’intervention psychosociale. Le livre de Claude Jonckheere nous sensibilise à la complexité de nos idées et de nos actions.

Les 83 mots de Claude de Jonckheere pour penser l’intervention en travail social

Action activité affect agencement altérité appel autrui beauté bégaiement bricolage capture carte concept confiance connaissance conscience construction contrat corps créativité croyance désir devenir diplomate efficacité émotion entité intellectuelle éthique événement existence événement existence expérience fétiche force Idée identité importance influence institution interprétation joie jugement langage loi modèle niche percept perception perspective pli politique pouvoir pratique préhension problème procès projet proposition puissance reconnaissance réel réflexivité règle relation rencontre résistance rhizome risque ruse savoir pratique sentir situation sujet symbole territoire théorie traduction transformation tristesse universel valeur vérité vie volonté


Suite des mots de «la tempête d’idées» de Sylvain Blais

Logique cohérence incohérence mur explication ici et maintenant protection confusion vulnérabilité hypocrisie démarches valeurs normes culture religion langue origine appartenance errance visualisation limites prévention moyens essais infructueux victoires espoir rôles mandat limites solutions chemin options objectifs évaluation bilan résumé famille clans système symptômes paroles liens parents enfants adulescent adolescent vieillesse mort maladie dégénérescence pertes gains sexe viol agression victime agresseur violence traumatisme résilience réciprocité gagnant-gagnant avocat du diable intérêt savoir écrire et dire résumé synthèse contre-vérification espace-temps sommet racines crises engagement routine changement affrontement paix passivité exploitation conséquences souffrance plaisir victoires déterminisme endurance solitude monologue dialogue différence autre système stratégies conquête autonomie insertion inclusion intégration plan de match stratégies transition autisme déficience intellectuelle dysphasie personne sujet droits étranger équilibre déséquilibre démence folie certitudes confiance lois attraction relativité certitude rire rejet indifférence acrobate sur un fil silence bruit impuissance fragile égalité droits rôles répétition marginalité contrôle anomie suicide affirmation accès état de situation synthèse