Réflexions sur les services de protection de la jeunesse

Madame Carole Lazure, T.S., écrit au ministre Carmant

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M. le Ministre,

Je prends la peine de vous écrire car je sens dans toutes vos interventions que vous avez réellement à cœur d’améliorer le système comme on dit. Je vous écris car vous êtes venu nous parler à nous, les travailleurs sociaux, cet automne lors des journées de réflexion organisées par notre ordre professionnel, et j’ai senti que vous compreniez dans quel pétrin nous avait mis la réforme Barrette et j’ai senti votre réel engagement à nous aider à améliorer ce système. Car le drame qui frappe si fort l’imaginaire du Québec en ce moment, suite à la mort tragique de cette fillette à Granby, vous le savez comme moi, n’est que le reflet d’un système de services sociaux à la dérive, surchargé, mal équipé et géré à la façon d’une usine dont il faut sans cesse augmenter la productivité pour en abaisser les coûts. Mais vous le savez comme moi, cette approche comptable ne convient pas à la « production » d’interventions psychosociales qu’il est malheureusement très difficile de quantifier et de mesurer en termes d’heures travaillées et de dollars dépensés pour chaque acte ou chaque dossier.

J’ai moi-même travaillé 37 années dans le réseau des services sociaux. J’ai vu naître la DPJ en 1979, année de ma graduation comme travailleuse sociale. J’ai moi-même été gestionnaire dans le réseau des services sociaux pendant une quinzaine d’années et j’enseigne depuis 35 ans aux futurs travailleurs sociaux. Vous le savez comme moi notre système public est déjà sous-pression depuis une vingtaine d’années. Vingt années où l’État québécois a à tout prix voulu contrôler, et je dirais juguler, ses dépenses en matière de santé et services sociaux (sans y parvenir, bien sûr). Aujourd’hui nous faisons face aux dégâts causés par cette approche de contrôle des dépenses plutôt que de contrôle de la qualité. C’est de qualité, M. le Ministre, dont je veux vous entretenir. La qualité des services offerts, la qualité des actes professionnels, la qualité des interventions faites auprès des enfants, des personnes âgées, des malades, des toxicomanes, des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, avec de la déficience intellectuelle, ou un trouble du spectre de l’autisme.

Car la mort tragique de cette fillette de sept ans n’est pas que le reflet ou la malheureuse conséquence du malaise à la DPJ. Mais cette mort tragique est le reflet également du malaise dans TOUS nos services sociaux au Québec. Des morts inutiles, moi aussi j’en ai vues, tant sur nos listes d’attente que parce que des intervenants étaient absents pour cause de maladie et qu’ils n’étaient pas officiellement remplacés, car on demandait à leurs collègues d’assumer les urgences dans leurs dossiers…

J’ai vu la détresse psychologique de la clientèle augmenter faute de services suffisamment intensifs, adéquats ou rapides, et faute de ressources dans la communauté. Car un intervenant à lui seul ne peut pallier ou répondre à tous les besoins de ses clients. C’est comme ça que l’on fait, M. Carmant, depuis vingt ans. On ne remplace plus les intervenants malades ou en vacances. En plus, on prend beaucoup de temps pour combler les postes vacants, car pendant ce temps on «économise» pour arriver à la fin de l’année avec un budget équilibré en équilibre. Car dans les services sociaux, les déficits ne sont pas permis, comme vous le savez M. Carmant, et les cibles de gestion doivent être atteintes chaque année (nombre d’heures travaillées vs nombre d’usagers vus). Par contre, les hôpitaux, eux, n’ont pas le choix d’en faire des déficits… leurs urgences débordent.

Depuis quarante ans M. Carmant, vous le savez sûrement, les services sociaux sont le parent pauvre du réseau de la santé et des services sociaux. L’argent qui y est consacré est minime par rapport à celui consacré aux soins de santé, aux médicaments, aux technologies biomédicales, et bien sûr à la rémunération des médecins. Vous savez M. Carmant, qu’en 2017, je gagnais moins en dollars constants que ce que je gagnais en 1987! Vous savez M. Carmant que les travailleurs sociaux sont moins bien payés que les infirmières et on dit d’elles qu’elles sont bien mal payées pour leur travail! Vous savez M. Carmant que nous n’avons plus le temps ni l’argent pour superviser nos intervenants, ni pour les soutenir cliniquement adéquatement. Vous savez M. Carmant que mes étudiantes fraîchement graduées, après seulement trois années de baccalauréat en travail social (on en demande quatre aux enseignants du préscolaire/élémentaire), se retrouvent en grand nombre à la DPJ, moindrement qu’elles ont fait un bon stage à cet endroit. Vous savez M. Carmant que ces étudiantes fraîchement graduées, sans expérience clinique se retrouvent dès les premiers jours avec de très lourds dossiers à la DPJ (et ailleurs également) qu’elles doivent gérer le plus souvent seules, faute de supervision et de soutien clinique adéquat. Vous savez M. Carmant que ça prend au moins 2 à 3 ans à un intervenant nouvellement gradué pour devenir parfaitement autonome et bien équipé au plan clinique. Et durant ces premières années, il faudrait absolument lui donner accès à diverses formes de supervision et de soutien clinique et à des formations sur mesure adaptées à son contexte d’intervention, afin d’en faire un intervenant solide cliniquement, capable de gérer des cas complexes de façon optimale. Vous savez M. Carmant que les conseillers cliniques cadres que nous avions en bon nombre dans notre Réseau il y a dix ans à peine ont quasiment disparu au profit de professionnels syndiqués (SAC, APPR) qui coûtent beaucoup moins cher au Réseau, car on leur donne un maigre 5% de prime sur leur salaire (soit environ 50$ net par deux semaines) pour chapeauter, soutenir, coordonner des équipes de 40 à 50 intervenants, quand ce n’est pas plus. Vous savez M. Carmant que ces dernières dix années les responsabilités des gestionnaires de premier niveau ont plus que doublé, passant de 20 à 25 intervenants sous leur responsabilité à 50 à 80 intervenants, voire même plus. Vous savez M. Carmant que les équipes ne voient plus leur supérieur immédiat, car ils sont en réunion la majeure partie de leur temps, à faire de la gestion administrative plutôt que de la gestion clinique auprès de leurs équipes. Vous savez M. Carmant que les gestionnaires de premiers niveaux connaissent de moins en moins les cas cliniques suivis par leurs intervenants, car ils n’ont plus le temps de s’occuper de cela, tout absorbés qu’ils sont par la gestion de leur budget et des ressources humaines.

Vous savez M. Carmant qu’avant on exigeait deux années d’expérience antérieures lorsqu’on affichait des postes de travailleurs sociaux dans des secteurs névralgiques comme la santé mentale ou la DPJ. Mais qu’on ne peut plus le faire aujourd’hui par manque de professionnels qui veulent venir travailler dans ces secteurs. Vous savez M. Carmant que bon nombre de travailleurs sociaux quittent le métier après 3 à 5 ans (faudrait faire une étude à ce sujet), car ils veulent sauver leur peau, et leur santé mentale et retrouver une vie familiale et personnelle à peu près normale. Vous savez M. Carmant qu’en vingt ans la quantité de paperasse à remplir par les intervenants (particulièrement ceux de la DPJ) a grandement augmenté et que le temps passé auprès de leur clientèle a d’autant diminué. Vous savez M. Carmant que nos secrétaires n’ont plus le temps de nous aider avec la rédaction de ces documents, car leurs postes à elles aussi ont été coupés et qu’elles s’occupent maintenant d’équipes deux à trois fois plus grosses qu’auparavant. Vous savez M. Carmant qu’il y a vingt ans les intervenants passaient la majorité de leur temps auprès de leur clientèle et que maintenant ils passent une grande partie de leur temps à remplir des formulaires, à faire des statistiques ou dans des réunions administratives où on leur parle de budget, de cibles de gestion, de déficits à prévoir et d’affichage de postes. Plutôt que de passer du temps en réunion clinique où ils pourraient parler de leurs dossiers et être soutenus par leurs pairs et par des conseillers cliniques compétents. Vous savez M. Carmant que les formations que l’on offrait à nos intervenants en cours d’emploi ont fondu comme neige au soleil depuis dix ans pour éponger les déficits de nos établissements (entendez par là ceux des hôpitaux avec lesquels nous sommes fusionnés depuis la création des CSSS en 2005). Vous savez M. Carmant que très souvent non seulement on ne leur paie plus leur inscription à des formations, mais en plus, parfois on ne leur paie même plus leur temps de travail pour y assister. Vous savez M. Carmant que les travailleurs sociaux ne sont pas rémunérés en argent pour leur temps supplémentaire. Lorsqu’ils en font et qu’il est autorisé par leur gestionnaire, ils doivent reprendre ce temps durant les deux semaines qui suivent à taux simple, sans être remplacés. Ce qui est, je pense, inférieur aux normes du travail qui proposent de rémunérer le temps supplémentaire à taux et demie… Les travailleurs sociaux ne font pas comme les infirmières des doubles « chiffres » rémunérés à taux et demie. Non M. Carmant, ils font du temps supplémentaire qu’ils doivent reprendre sur leur temps de travail à taux simple. Vous savez M. Carmant nos intervenants sociaux font souvent du temps supplémentaire à leur frais, car de plus en plus les gestionnaires leur refusent leur temps supplémentaire,  car on leur dit qu’ils devraient arriver à faire leur tâche en 35 heures et qu’ainsi lorsqu’ils débordent de ces heures régulières, cela dépend de leur manque d’efficacité. Alors, la plupart des intervenants ne déclarent pas leur temps supplémentaire M. Carmant, car ils se sentent coupables et responsables d’avoir pris trop de temps pour s’occuper de leurs clients, pour régler des urgences et pour rédiger leurs notes et autres documents. Vous savez M. Carmant qu’il manque des familles d’accueil et de ressources d’hébergement pour les enfants de la DPJ, mais aussi pour ceux vivant avec une déficience intellectuelle, un trouble du spectre de l’autisme et un  problème de santé mentale. Et que le problème est encore plus criant pour les adultes vivant avec ces mêmes problèmes. Vous savez M. Carmant que dans tous ces domaines les listes d’attentes et les délais d’accès aux services sociaux ne font que s’allonger depuis dix ans. Vous savez M. Carmant que cette volonté de tout faire transiter par des guichets d’accès pour accélérer l’accès aux services n’a rien accéléré du tout. Vous savez M. Carmant qu’après avoir été évalué un client attend encore deux à trois fois sur d’autres listes d’attente avant d’être véritablement « traité » aidé ou «  pris en charge »… Vous savez M. Carmant que durant tout ce temps sa situation se détériore généralement. Vous savez M. Carmant que malgré qu’on nous ait fusionné dans de mêmes établissements, l’arrimage entre les services de première et deuxième ligne n’a jamais fonctionné et encore moins avec les services de troisième ligne. Vous savez M. Carmant que l’on travaille encore malheureusement en silo, tel que cela avait été décrié par la Commission Rochon, il y a trente ans. Vous savez M. Carmant que l’accès aux services de psychiatrie (pédo et adulte) fait encore défaut et que la psychiatrie travaille encore trop souvent de façon isolée par rapport aux autres établissements de services sociaux et que lorsque les usagers y ont accès, les listes d’attente sont interminables pour avoir un suivi, après avoir déjà attendu pour avoir une évaluation psychiatrique. Vous savez M. Carmant que l’arrimage entre les interventions faites par les médecins de famille aux prises dans leur bureau de plus en plus souvent avec des  problèmes à caractère psychosocial et le réseau des services sociaux est encore déficient. Vous savez M. Carmant que la charge de cas des intervenants sociaux à bien des endroits a plus que doublée en dix ans, sinon c’est la lourdeur des dossiers qui a grandement augmentée, si c e n’est les deux à la fois.

Vous savez M. Carmant le portrait que je vous dresse en ce moment n’est ni alarmiste, ni catastrophiste. Il est malheureusement bien réaliste. Il reflète la dure réalité des travailleurs sociaux et des autres professionnels dans notre Réseau de services sociaux. En tant que ministre responsable des services sociaux, je ne doute pas que vous pouvez ressentir une énorme pression en lisant cette missive. Mais vous savez comme moi que le problème est structurel et systémique et que ce n’est que par une approche systémique et structurelle de celui-ci que nous pourrons le résoudre. Mais de grâce, n’entendez surtout pas par là des changements de structures comme vos prédécesseurs l’ont fait. À vouloir réorganiser le contenant on n’a fait qu’affecter et altérer le contenu, ça vous le savez sûrement déjà et vous le voyez aussi  j’en suis sûre.

Soyez assuré M. Carmant, en tant que fière retraitée du Réseau de la santé et des services sociaux et comme enseignante en Travail social, de mon entière collaboration, si jamais vous pensez que je puisse vous être d’une quelconque utilité dans  les mesures que vous souhaiterez entreprendre pour régler ces problèmes structurels et systémiques dans le Réseau des services sociaux.

D’une travailleuse sociale fière et malgré tout optimiste que des changements de qualité sont encore possibles dans notre beau Réseau de santé et services sociaux.

Bien à vous,

Carole Lazure, T.S.8